Vers une prise de conscience

Vers une prise de conscience

L’aube du XXe siècle est marquée par la première prise de conscience populaire de la souffrance des jeunes détenus dans les colonies pénitentiaires. Une lente évolution s’amorce vers l’affirmation de la spécificité de la justice des mineurs et la nécessaire particularité de gestion des établissements qui les prennent en charge.

 

L’un des premiers à réagir contre une législation qui ne connait que l’autorité, la discipline et la violence pour soumettre et extirper le vice de « l’enfance coupable », est Henri Rollet, un avocat qui, à force d’obstination, parvient à poser les prémices d’une loi. La principale vertu de cet acte législatif, voté en juillet 1912, est l’instauration des tribunaux pour enfants et la création de juges spécialisés qui pourront désormais envisager d’autres placements que les colonies pénitentiaires pour les jeunes condamnés.

Paris Soir, 18 octobre 1934

Campagne de presse

En 1924, une série d’articles parait dans le Quotidien de Paris. Sous la plume du journaliste Louis Roubaud, ils évoquent l’univers des colonies pénitentiaires. Roubaud a découvert ce monde inconnu au cours d’une enquête de plusieurs semaines menée dans différents établissements avec la permission de l’administration. Il en fait une description dramatique et son bilan est alarmant : « Ces écoles professionnelles sont tout simplement l’école du bagne… ».

 

Parallèlement il fait paraître un ouvrage « Les Enfants de Caïn » dans lequel il décrit en détail son périple dans différentes colonies pénitentiaires, Eysses, Villeneuve-sur-Lot, Aniane, Clermont, Doullens et Belle-île à qui il consacre quarante-sept pages. Le livre est un vibrant réquisitoire, étayé par de nombreux témoignages contre les colonies pénitentiaires et un appel à la responsabilité de l’Etat vis-à-vis de ces jeunes.

 

L’opinion publique s’émeut quelque temps puis oublie… Le ministère de la Justice réagit par des mesures de circonstances, des « réformes de papiers ». Les gardiens deviennent des moniteurs et les colons seront désormais appelés des pupilles. Changements dérisoires, lespupilles ne porteront plus de sabots mais des galoches et les moniteurs troquent leurs képis pour des casquettes. Les colonies sont rebaptisées « Maisons d’éducation surveillée ». Même si cette nouvelle dénomination introduit légalement la notion d’éducation, les méthodes restent, en réalité, les mêmes.

 

En août 1934, une révolte comme il s’en produisait régulièrement à Haute-Boulogne, retient l’attention d’un journaliste, Alexis Danan. Il travaille à Paris Soir, un grand quotidien parisien. Il est, depuis longtemps, sensibilisé au destin tragique des enfants de la misère, aux adolescents abandonnés à eux-mêmes, aux jeunes détenus dans les prisons. En 1931, il a publié « Mauvaise graine », un livre dans lequel il évoque le traitement des enfants dans les colonies pénitentiaires. La campagne de presse, menée par Alexis Danan dans Paris Soir, frappe l’opinion. On s’informe, on s’interroge, on découvre ces lieux méconnus où des enfants souffrent en silence. Des manifestations s’organisent pour réclamer la fermeture des bagnes d’enfants. Le rouge monte aux joues d’une société choquée par cette découverte. Alexis Danan rend compte, dans un article, à la Une de Paris Soir, de la révolte de Haute-Boulogne. « On avait, pour le diner, servi la soupe sur les tables du réfectoire. Au claquement de mains réglementaire, les enfants s’étaient assis. Au second signal le repas commençait. Un silence absolu était de rigueur… » Mais un des enfants mord dans le morceau de fromage qui se trouve à côté de son assiette avant de manger sa soupe. « …Les surveillants, d’un même mouvement, bondirent poings en avant sur l’hérétique. Ils lui martelèrent la tête, le jetèrent à terre et lui écrasèrent la face et le corps à coups de talons … Les autres colons, à l’appel des caïds, réagirent à cette scène barbare par une explosion qui serait allée jusqu’au meurtre si on avait eu des armes… »

 

Ils détruisent le mobilier, franchissent les murs et s’enfuient dans la campagne. Ils sont cinquante-six. Gardiens, habitants de Belle-île et gendarmes se lancent à leur poursuite. Bientôt quelques touristes les rejoignent « Les chasseurs de crabes se muèrent en chasseurs d’enfants… » Après des heures de traque dans la lande, tous les jeunes sont repris et ramenés à Haute-Boulogne. Inexorablement les punitions tombent…

La chasse à l’enfant

« Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Au-dessus de l’île on voit des oiseaux
Tout autour de l’île il y a de l’eau
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Qu’est-ce que c’est que ces hurlements
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C’est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l’enfant
Il avait dit j’en ai assez de la maison de redressement
Et les gardiens à coup de clefs lui avaient brisé les dents
Et puis ils l’avaient laissé étendu sur le ciment
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Maintenant il s’est levé
Et comme une bête traquée
Il galope dans la nuit
Et tous galopent après lui
Les gendarmes les touristes les rentiers les artistes
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C’est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l’enfant
Pour chasser l’enfant pas besoin de permis
Tous les braves gens s’y sont mis
Qu’est-ce qui nage dans la nuit
Quels sont ces éclairs ces bruits
C’est un enfant qui s’enfuit
On tire sur lui à coups de fusil
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Tous ces messieurs sur le rivage
Sont bredouilles et verts de rage
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Rejoindras-tu le continent rejoindras-tu le continent !
Au-dessus de l’île on voit des oiseaux
Tout autour de l’île il y a de l’eau »

Jacques Prévert

Le poète Jacques Prévert dénonce la chasse à l’enfant

Le poète Jacques Prévert présent à Belle-île où il travaille au premier film de Richard Pottier, « Si j’étais le patron », apprend l’évènement. Etonné, choqué, révolté, il écrit un poème, « La chasse à l’enfant », que Wladimir Kosma mettra en musique et que Marianne Oswald chantera.

 

Une fois n’est pas coutume, un poème va contribuer à changer le cours de l’Histoire. Bientôt la politique entre en scène sur fond de Front Populaire. Traditionnellement la Gauche s’enflamme pour la cause des enfants tandis que la Droite conservatrice appelle à la sévérité. L’avocat Louis Rollin, ancien ministre et député de Paris interpelle le garde des Sceaux, crée un groupe à la Chambre des députés « pour la défense de l’enfance malheureuse » et demande une enquête parlementaire.

 

Quelques têtes tombent, le directeur de la colonie de Belle-Ile est muté, le premier-maitre surveillant est radié des cadres. Le ministre affirme sa volonté de réforme tout en déplorant le peu de moyens financiers à sa disposition. Au bout du compte, beaucoup de bruissements médiatiques mais bien peu de résultats concrets.
Pendant trois ans la presse entretient la fièvre populaire, mais l’époque a d’autres soucis et bientôt l’émotion fait place à l’oubli. Que pèse la destinée de quelques enfants face aux menaces de guerre qui enflamment l’Europe. Dans le petit monde clos des colonies pénitentiaires rien ne bouge, les enfants attendront…

 

Puis vient la guerre et l’Occupation. Haute-Boulogne est baptisée « Institution publique d’éducation surveillée ». La loi promulguée le 27 juillet 1942, reprenant les préceptes généraux de la loi de 1912, assouplit la conception purement corrective du code pénal pour affirmer la nécessité d’appliquer aux mineurs une législation basée sur la prise en compte de leurs spécificités et le désir de l’Etat de leur apporter les moyens de leur réinsertion.

 

Les conséquences de ces nouvelles dispositions législatives sont peu perceptibles à Belle-île. En 1942, Haute-Boulogne est partiellement vidé de ses prisonniers. Les bâtiments abritent un temps les soldats de l’artillerie de marine allemande dévolus à la défense de Belle-île. En 1944, devant la menace d’un débarquement allié, une grande partie des habitants de l’île est évacuée vers le continent sur ordre des troupes d’occupation. Les pupilles sont transférés à Saint-Maurice, près de Quimperlé.

 

En 1945, le conflit terminé, Haute-Boulogne reçoit quelque temps de nouveaux pensionnaires. Ce sont des prisonniers de guerre, des mineurs ayant fait partie de la Milice ou de la Division Charlemagne. Durant cette période les bâtiments de l’ancienne Colonie, probablement délabrés par le temps, sont sommairement restaurés.

 

Après le départ de ces occupants éphémères, les pupilles reviennent en avril 1947. Mais la situation est, nationalement, en passe d’évoluer.

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